Michel Soëtard, Johann Heinrich Pestalozzi
1994
(Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIV, n° 1-2, 1994, p. 307-320.
©UNESCO : Bureau international d’éducation, 2000
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(1746-1827)
Pestalozzi est un nom très souvent cité, mais peu de gens le lisent. Aussi, son œuvre comme sa
pensée demeurent très mal connues : on s’en tient ordinairement à l’image lénifiante de « grand
cœur maternel » ou du « père des pauvres », alors qu’il fut un homme de réflexion et, avant
tout, un passionné d’action. Père de la pédagogie moderne, il a directement inspiré Fröbel et
Herbart, et son nom a été associé à tous les mouvements de réforme de l’��ducation qui ont
travaillé le XIXe siècle [2]. Il est vrai, cependant, que son œuvre écrite n’est pas d’un accès facile.
Abondante [3], inachevée, écrite dans tous les styles et sur tous les registres, elle constitue un
défi permanent à l’esprit cartésien.
Entreprendre de dégager l’actualité de Johann Heinrich Pestalozzi en 1983, c’est, à mon sens, s’efforcer d’interpréter les moments fondamentaux de son existence d’homme et de pédagogue à la lumière des préoccupations présentes. On y retrouvera les rêves et les illusions qui ont présidé à la naissance de la pensée éducative, et qui n’ont pas cessé de la travailler jusqu’à nos jours. Mais on rencontrera surtout quelqu’un qui, après avoir vu son rêve philanthropique se briser dans une première expérience, a su entreprendre un effort pour prendre toute la mesure historique de l’idée éducative, et l’enraciner dans une attitude pédagogique devenue la raison d’être de toute une existence [4].
L’EXPÉRIENCE FONDATRICE : LE NEUHOF
Tout s’est joué, dès le début, dans une expérience qui a fini en catastrophe. Ayant fait en
Argovi l’acquisition d’un domaine, baptisé le Neuhof, Pestalozzi y accueille au début des
années 1770 des enfants pauvres du voisinage qu’il fait travailler au filage et au tissage du
coton, le produit de leur travail devant assurer à terme le financement de leur formation. Pour
l’époque, c’était là une entreprise d’éducation tout à fait originale, fondée sur le travail
autogéré des enfants. Pour Pestalozzi, cette expérience était l’ultime avatar d’un grand rêve de
jeunesse.
Il a d’abord partagé les interrogations et les agitations de jeunes activistes en quête d’un nouvel ordre social. Rompant avec le système éducatif de sa ville natale, réputé pourtant l’un des meilleurs d’Europe, mais jugé trop compromis avec un régime politique qui réserve les droits essentiels aux citoyens de la ville et en prive complètement ceux de la campagne, le jeune Pestalozzi préfère fréquenter les cercles d’étudiants où l’on aborde librement les vrais problèmes de la cité. Il lui arrive même de faire le coup de main contre des personnalités corrompues : c’est ainsi qu’il passera en prison les derniers jours de janvier 1767.
Il est très lié aux milieux piétistes zurichois, où l’on s’efforce de vivre un christianisme tourné vers la pratique, loin de la « religion du verbe », des contraintes dogmatiques et des compromissions politiques. Il a en particulier sous les yeux des réalisations d’anabaptistes et de frères-moraves qui mènent ici et là, dans le sillage du prestigieux Waisenhaus de Francke à Halle, des expériences de formation liée au travail agricole et au travail industriel.
Mais c’est de son compatriote Rousseau qu’il reçoit l’impulsion décisive. l’Émile en particulier restera, son existence durant, son livre de chevet et, un an avant sa mort, il saluera encore en son auteur le « centre de mouvement de l’ancien et du nouveau monde en fait d’éducation », celui qui « brisa […] les chaînes de l’esprit et