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Deux Acteurs pour un rôle
Dissertation sur la musique moderne
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* '''[[Deux Acteurs pour un rôle]] '''[[Théophile Gautier]], 1841<br><br>
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S'il est vrai que les circonstances et les préjugés décident souvent du sort d'un ouvrage, jamais auteur n'a dû plus craindre que moi. Le public est aujourd'hui si indisposé contre tout ce qui s'appelle nouveauté ; si rebuté de systèmes et de projets, surtout en fait de musique, qu'il n'est plus guère possible de lui rien offrir en ce genre sans s'exposer à l'effet de ses premiers mouvements, c'est-à-dire, à se voir condamné sans être entendu.
On touchait aux derniers jours de novembre&nbsp;: le Jardin impérial de Vienne était désert, une bise aiguë faisait tourbillonner les feuilles couleur de safran et grillées par les premiers froids&thinsp;; les rosiers des parterres, tourmentés et rompus par le vent, laissaient traîner leurs branchages dans la boue. Cependant la grande allée, grâce au sable qui la recouvre, était sèche et praticable. Quoique dévasté par les approches de l’hiver, le Jardin impérial ne manquait pas d’un certain charme mélancolique. La longue allée prolongeait fort loin ses arcades rousses, laissant deviner confusément à son extrémité un horizon de collines déjà noyées dans les vapeurs bleuâtres et le brouillard du soir&thinsp;; au delà la vue s’étendait sur le Prater et le Danube&nbsp;: c’était une promenade faite à souhait pour un poète.


D'ailleurs, il faudrait surmonter tant d'obstacles, réunis non par la raison, mais par l'habitude et les préjugés bein plus forts qu'elle, qu'il ne paraît pas possible de forcer de si puissantes barrières ; n'avoir que la raison pour soi, ce n'est pas combattre à armes égales, les préjugés sont presque toujours sûrs d'en triompher, et je ne connais que le seul intérêt capable de les vaincre à son tour.
Un jeune homme arpentait cette allée avec des signes visibles d’impatience&thinsp;; son costume, d’une élégance un peu théâtrale, consistait en une redingote de velours noir à brandebourgs d’or bordée de fourrure, un pantalon de tricot gris, des bottes molles à glands montant jusqu’à mi-jambes. Il pouvait avoir de vingt-sept à vingt-huit ans&thinsp;; ses traits pâles et réguliers étaient pleins de finesse, et l’ironie se blottissait dans les plis de ses yeux et les coins de sa bouche&thinsp;; à l’Université, dont il paraissait récemment sorti, car il portait encore la casquette à feuilles de chêne des étudiants, il devait avoir donné beaucoup de fil à retordre aux ''philistins'' et brillé au premier rang des ''burschen'' et des ''renards''.


Je serais rassuré par cette dernière considération, si le public était toujours bien attentif à juger de ses vrais intérêts : mais il est pour l'ordinaire assez nonchalant pour en laisser la direction à des gens qui en ont de tout opposés, et il aime mieux se plaindre éternellement d'être mal servi, que de se donner des soins pour l'être mieux.
Le très court espace dans lequel il circonscrivait sa promenade montrait qu’il attendait quelqu’un ou plutôt quelqu’une, car le Jardin impérial de Vienne, au mois de novembre, n’est guère propice aux rendez-vous d’affaires.


C'est précisément ce qui arrive dans la musique ; on se récrie sur la longueur des maîtres et sur la difficulté de l'art. et l'on rebute ceux qui proposent de l'éclaircir et de l'abréger. Tout le monde convient que les caractères de la musique sont dans un état d'imperfection peu proportionné aux progrès qu'on a faits dans les autres parties de cet art : cependant on se défend contre toute proposition de les refermer comme contre un danger affreux : imaginer d'autres signes que ceux dont s'est servi le divin Lully, est non seulement la plus haute extravagance dont l'esprit humain soit capable, mais c'est encore une espèce de sacrilège. Lully est un Dieu dont le doigt est venu fixer à jamais l'état de ces sacrés caractères : éternisés par ses ouvrages ; il n'est plus permis d'y toucher sans se rendre criminel, et il faudra au pied de la lettre que tous les jeunes gens qui apprendront désormais la musique payent un tribut de deux ou trois ans de peine au mérite de Lully.
En effet, une jeune fille ne tarda pas à paraître au bout de l’allée&nbsp;: une coiffe de soie noire couvrait ses riches cheveux blonds, dont l’humidité du soir avait légèrement défrisé les longues boucles&thinsp;; son teint, ordinairement d’une blancheur de cire vierge, avait pris sous les morsures du froid des nuances de roses de Bengale. Groupée et pelotonnée comme elle était dans sa mante garnie de martre, elle ressemblait à ravir à la statuette de ''la Frileuse''&thinsp;; un barbet noir l’accompagnait, chaperon commode, sur l’indulgence et la discrétion duquel on pouvait compter.


Si ce ne sont pas là les propres termes, c'est du moins le sens des objections que j'ai oui faire cent fois contre tout projet qui tendrait à réformer cette partie de la musique. Quoi ! faudra-t-il jeter au feu tous nos auteurs ? Tout renouveler ? La Lande, Bernier, Corelli ? Tout cela serait donc perdu pour nous ? Où prendrions-nous de nouveaux Orphées pour nous en dédommager, et quels seraient les musiciens qui voudraient se résoudre à redevenir écoliers ?
— Figurez-vous, Henrich, dit la jolie Viennoise en prenant le bras du jeune homme, qu’il y a plus d’une heure que je suis habillée et prête à sortir, et ma tante n’en finissait pas avec ses sermons sur les dangers de la valse, et les recettes pour les gâteaux de Noël et les carpes au bleu. Je suis sortie sous le prétexte d’acheter des brodequins gris dont je n’ai nul besoin. C’est pourtant pour vous, Henrich, que je fais tous ces petits mensonges dont je me repens et que je recommence toujours&thinsp;; aussi quelle idée avez-vous eue de vous livrer au théâtre&thinsp;; c’était bien la peine d’étudier si longtemps la théologie à Heidelberg&thinsp;! Mes parents vous aimaient et nous serions mariés aujourd’hui. Au lieu de nous voir à la dérobée sous les arbres chauves du Jardin impérial, nous serions assis côte à côte près d’un beau poêle de Saxe, dans un parloir bien clos, causant de l’avenir de nos enfants&nbsp;: ne serait-ce pas, Henrich, un sort bien heureux&thinsp;?


Je ne sais pas bien comment l'entendent ceux qui font ces objections ; mais il me semble qu'en les réduisant en maximes, et en détaillant un peu les conséquences, on en ferait des aphorismes fort singuliers pour arrêter tout court le progrès des Lettres et des Beaux-arts.
— Oui, Katy, bien heureux, répondit le jeune homme en pressant sous le satin et les fourrures le bras potelé de la jolie Viennoise&thinsp;; mais, que veux-tu&thinsp;! c’est un ascendant invincible&thinsp;; le théâtre m’attire&thinsp;; j’en rêve le jour, j’y pense la nuit&thinsp;; je sens le désir de vivre dans la création des poètes, il me semble que j’ai vingt existences. Chaque rôle que je joue me fait une vie nouvelle&thinsp;; toutes ces passions que j’exprime, je les éprouve&thinsp;; je suis Hamlet, Othello, {{noir|[[w:Les Brigands|Charles Moor]]}}&nbsp;: quand on est tout cela, on ne peut que difficilement se résigner à l’humble condition de pasteur de village.


D'ailleurs, ce raisonnement porte absolument à faux, et l'établissement des nouveaux caractères, bien loin de détruire les anciens ouvrages, les conserverait doublement, par les nouvelles éditions qu'on en ferait, et par les anciennes qui subsisteraient toujours. Quand on a traduit un auteur, je ne vois pas la nécessité de jeter l'original au feu. Ce n'est donc ni l'ouvrage en lui-même, ni les exemplaires qu'on risquerait de perdre, et remarquez, surtout, que quelqu'avantageux que pût être un nouveau système, il ne détruirait jamais l'ancien avec assez de rapidité pour en abolir tout d'un coup l'usage ; les livres en seraient usés avant que d'être inutiles, et quand ils ne serviraient que de ressource aux opiniâtres, on trouverait toujours assez à les employer.
— C’est fort beau&thinsp;; mais vous savez bien que mes parents ne voudront jamais d’un comédien pour gendre.
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Version du 7 octobre 2007 à 20:27



S'il est vrai que les circonstances et les préjugés décident souvent du sort d'un ouvrage, jamais auteur n'a dû plus craindre que moi. Le public est aujourd'hui si indisposé contre tout ce qui s'appelle nouveauté ; si rebuté de systèmes et de projets, surtout en fait de musique, qu'il n'est plus guère possible de lui rien offrir en ce genre sans s'exposer à l'effet de ses premiers mouvements, c'est-à-dire, à se voir condamné sans être entendu.

D'ailleurs, il faudrait surmonter tant d'obstacles, réunis non par la raison, mais par l'habitude et les préjugés bein plus forts qu'elle, qu'il ne paraît pas possible de forcer de si puissantes barrières ; n'avoir que la raison pour soi, ce n'est pas combattre à armes égales, les préjugés sont presque toujours sûrs d'en triompher, et je ne connais que le seul intérêt capable de les vaincre à son tour.

Je serais rassuré par cette dernière considération, si le public était toujours bien attentif à juger de ses vrais intérêts : mais il est pour l'ordinaire assez nonchalant pour en laisser la direction à des gens qui en ont de tout opposés, et il aime mieux se plaindre éternellement d'être mal servi, que de se donner des soins pour l'être mieux.

C'est précisément ce qui arrive dans la musique ; on se récrie sur la longueur des maîtres et sur la difficulté de l'art. et l'on rebute ceux qui proposent de l'éclaircir et de l'abréger. Tout le monde convient que les caractères de la musique sont dans un état d'imperfection peu proportionné aux progrès qu'on a faits dans les autres parties de cet art : cependant on se défend contre toute proposition de les refermer comme contre un danger affreux : imaginer d'autres signes que ceux dont s'est servi le divin Lully, est non seulement la plus haute extravagance dont l'esprit humain soit capable, mais c'est encore une espèce de sacrilège. Lully est un Dieu dont le doigt est venu fixer à jamais l'état de ces sacrés caractères : éternisés par ses ouvrages ; il n'est plus permis d'y toucher sans se rendre criminel, et il faudra au pied de la lettre que tous les jeunes gens qui apprendront désormais la musique payent un tribut de deux ou trois ans de peine au mérite de Lully.

Si ce ne sont pas là les propres termes, c'est du moins le sens des objections que j'ai oui faire cent fois contre tout projet qui tendrait à réformer cette partie de la musique. Quoi ! faudra-t-il jeter au feu tous nos auteurs ? Tout renouveler ? La Lande, Bernier, Corelli ? Tout cela serait donc perdu pour nous ? Où prendrions-nous de nouveaux Orphées pour nous en dédommager, et quels seraient les musiciens qui voudraient se résoudre à redevenir écoliers ?

Je ne sais pas bien comment l'entendent ceux qui font ces objections ; mais il me semble qu'en les réduisant en maximes, et en détaillant un peu les conséquences, on en ferait des aphorismes fort singuliers pour arrêter tout court le progrès des Lettres et des Beaux-arts.

D'ailleurs, ce raisonnement porte absolument à faux, et l'établissement des nouveaux caractères, bien loin de détruire les anciens ouvrages, les conserverait doublement, par les nouvelles éditions qu'on en ferait, et par les anciennes qui subsisteraient toujours. Quand on a traduit un auteur, je ne vois pas la nécessité de jeter l'original au feu. Ce n'est donc ni l'ouvrage en lui-même, ni les exemplaires qu'on risquerait de perdre, et remarquez, surtout, que quelqu'avantageux que pût être un nouveau système, il ne détruirait jamais l'ancien avec assez de rapidité pour en abolir tout d'un coup l'usage ; les livres en seraient usés avant que d'être inutiles, et quand ils ne serviraient que de ressource aux opiniâtres, on trouverait toujours assez à les employer.